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عنوان المقال : Le récit coranique et ses traductions françaises Langue, sens et idéologie exemple –

الكاتب(ة) : Jamal El Qasri

   Etant donné que le Coran, parole de Dieu, Livre saint des musulmans est perçu comme un livre total, qui se veut une vision totale de l’être et qui interpelle toutes les perceptions de cet être : affective, imaginative, rationnelle, herméneutique, etc. quelle traduction est-elle à même de rendre compte de cette totalité ? La question devient plus redoutable quand le traducteur cherche à saisir le Coran comme un seul bloc et à le réduire, en référence à une sacro-sainte fidélité introuvable, à un seul plan de lecture, qui est, en général, le plan informatif ou communicatif, alors que la multiplicité et la complexité des modes / registres discursifs et génériques orchestrés dans le Coran semblent faire obstacle à la communication même. Sur fond de ces considérations, nous nous restreignons, pour l’étude, au cas des traductions françaises du récit coranique et postulons d’emblée que ces traductions, dans leur quête de la clarté et de la transparence du sens, ont méconnu la spécificité du récit coranique, son articulation  et son fonctionnement  comme mode d’argumentation et de connaissance oblique du monde représenté. Pour illustrer notre propos, nous prendrons l’exemple de trois traductions de la Sourate de La Caverne, celles de Jacques Berque, de Zineb Abdelaziz et de Malek Chebel(). Dans un premier temps, il sera question de mettre en évidence les stratégies de traduction respectivement mobilisées par les trois traducteurs et leurs présupposés théoriques et idéologiques. Ensuite, nous tâcherons de faire le point sur les défaillances communes  qui ont marqué leurs travaux et empêché la réalisation d’une traduction (créative ou re-créative) qui ferait, toutes proportions gardées, pendant à l’original.

 I- Entre cibliste et sourcier

  Il va de soi que la traduction n’est pas une simple affaire de technicité que l’on pourrait réduire à un transcodage d’une langue de départ à une langue d’arrivée. Elle est le lieu d’enjeux culturels voire politiques, qui restent, comme l’a bien remarqué Henri Meschonnic, inséparable du « pourquoi », du « comment » on traduit et du « qui » traduit(). Par « qui », il faut entendre ici, dans le sillage de l’analyse littéraire qui distingue entre l’auteur concret et l’auteur abstrait, non pas le traducteur réel ou biographique, mais le traducteur abstrait, autrement dit, cette image que reflète le traducteur à travers sa grille de lecture du texte, à travers ce qu’il croit possible ou impossible à dire dans la langue de la traduction, et ce qu’il élabore comme procédés  d’écriture ou de réécriture. Ainsi, par-delà l’identité extratextuelle des traducteurs  que nous avons choisis et qui reste une identité nourrie d’idées reçues et de préjugés : J. Berque est un Orientaliste honni des musulmans, Z. Abdelaziz, une universitaire égyptienne convaincue de l’existence d’un complot judéo-chrétien contre l’islam et M. Chebel, un islamologue à la solde de l’Occident , ce qui nous intéresse dans leur travail respectif de traduction, c’est d’en saisir les rapports entre la technique mobilisée et ses implicites théoriques et idéologiques, rapports qui sous-tendent ce que nous pouvons considérer comme défaillances et limites de chacune des trois traductions de la sourate de la Caverne. Pour ne pas éparpiller l’analyse, nous prendrons comme fil d’Ariane la traduction du nom propre, en l’occurrence celle du nom de l’auteur  du Coran, « Dieu » pour Berque, « Allah » pour Abdelaziz et tantôt les deux « Dieu » / « Allah » pour Chebel.

Berque, un cibliste

   Si Berque traduit le nom d’ « Allah » (الله) tel qu’il se trouve dans le texte original par « Dieu », c’est qu’il se donne à lire comme un cibliste. Le traducteur cibliste est celui qui vise d’abord le récepteur naturel de la langue d’arrivée (le lecteur français le cas échéant) et qui croit que la traduction ne fonctionne que dans cette langue et avec les moyens de cette langue. Dans la sourate de La Caverne, cette traduction du nom d’« Allah » a des conséquences immédiates sur la traduction d’autres noms propres comme Arraquim (الرَّقِيمِ) que Berque traduit par « épitaphe » (V 9) et qu’il justifie par une note de contenu en s’appuyant sur une solide référence théologique : l’illustre Tabari. A priori, cela ne pose pas un véritable problème de sens et peut même donner l’impression d’une objectivité de la part du traducteur. Or, il ne s’agit là que de ce qu’on pourrait appeler une « pseudo-objectivité », car, quelques pages plus loin, c’est une réflexion du même Tabari qui est mise à distance à travers sa glose du poisson de Moïse qui retrouve la vie et la mer, « poisson dont il est précisé, note Berque avec ironie, qu’il est rôti » (p.314). Cette pseudo-objectivité apparait à l’évidence quand le traducteur gomme ou masque les connotations d’un mot-clé. Ainsi cette traduction, « Dieu s’est choisi une progéniture » pour ﴾ اتَّخَذَ اللَّهُ وَلَدًا ﴿ (V.4). Avec « progéniture » (là où il fallait mettre « fils »), on est plus dans la mythologie païenne que dans la trinité chrétienne, objet de l’incrimination du verset. Dans d’autres occurrences de la sourate, c’est à une espèce de christianisation du Coran que l’on a affaire, par acclimatation, à travers la recherche de ce que Nida appelle les « équivalences dynamiques ». Ainsi, le mot « sein de Dieu » pour ﴾ ﴿ لَّدُنكَ  (sein de Dieu signifie, dans l’acception chrétienne, Paradis). Ou encore cette traduction tendancieuse de   ﴿ عَلَى الأَرَائِكِ ﴾  par « sous des baldaquins » (V31), là où il fallait mettre « divans » et où, de surcroit, la préposition « عَلَى (sur) » est traduite sans raison par « sous ». Notons par ailleurs que le mot « baldaquin » renvoie originellement à des tapisseries en forme de rideau propres aux basiliques chrétiennes.

   Cibliste, Berque louche vers la langue française, qui est claire et homogène, contrairement à la langue arabe coranique qui se révèle, d’après lui, « imprécise » (B. p. 307). Par là, il retrouve et perpétue le mythe du génie de la langue française, mythe qu’il s’efforce de transposer dans une langue classique, à travers un lexique littéraire daté: «notre chef » (V.10), « ceindre », (V.14), « rectitude » (V. 17) et des tournures inusitées : « lors » pour « lorsque » (V.10). Une langue à la limite du pompeux : « pénétration d’un langage » (V.93) ou visant pudiquement l’abstraction « un peu de liquide » pour sperme (V.37). Cependant, contrairement à la langue arabe du Coran qui est une langue vieille, mais vivante, portée par la récitation et le rituel, celle que Berque a adoptée pour sa traduction  apparaît prématurément vieillie et morte ; ce qui justifiera, en partie, les traductions à venir.
Zineb Abdelaziz, un sourcier

   A l’antipode de J. Berque, Zineb Abdelaziz s’inscrit, à travers sa traduction de la sourate de la Caverne, dans le sillage des sourciers, autrement dit, de ceux qui visent à reproduire, à restituer, notamment par la stratégie du calque, certains effets de style et tournures de la langue de départ. Pour l’étude, reprenons également cette question du nom propre, qui montre que la traductrice tourne le dos à la langue d’arrivée : la traduction du nom   اللَّهُ (Allah).

   Dans l’avant-propos de son ouvrage, Z. Abdelaziz soutient qu’il faut « maintenir le nom d’Allah dans sa transcription phonétique arabe et non pas « Dieu », parce qu’un nom propre ne se traduit pas mais se transcrit ». Abstraction faite de la validité ou non d’une telle traduction / transcription, cela ne manque pas de soulever quelques remarques :

   •  D’abord, la transcription graphique d’ « Allah » n’est pas sa réalisation phonétique. « Allah » se lit en français « Alla » ;

   •  En plus, le nom de Dieu/Allah n’est pas n’importe quel nom propre : son essence même est de passer du propre au commun ;

   •  Enfin, si l’on procède de cette façon, la transcription des noms propres doit être généralisée. On pourrait se demander, à ce propos, partant de la sourate de La Caverne, pourquoi la traductrice a transcrit certains noms propres comme « ar-Arraquim », « Dhul-al-Qarnayn » et non pas d’autres comme Moïse (pour Moussa مُوسَى) qui, selon certains exégèses, peut ne pas correspondre au Moïse de la Torah ou encore comme « Gog et Magog » pour (يَأْجُوجَ وَمَأْجُوجَ).


   Le risque de cette technique de traduction/transcription, c’est d’ethnologiser le Coran, d’en réduire la portée du message universel à la seule communauté musulmane. Le calque de la langue de départ par la langue d’arrivée, poussé à outrance, dit et fait cette réduction, au point de verser dans un anachronisme flagrant. Ainsi, par exemple, quand l’auteur traduit
 ﴿ مَّسْجِدًا ﴾ par « mosquée » (V.21), là ou d’autres ont mis « oratoire ». Plus encore, certains calques de mots / énoncés ne peuvent pas remplir le sens qu’ils ont en arabe, ainsi ce mot « cultiver » pour ﴾ تُفْلِحُوا ﴿ (V.20) ou cette phrase « et il eut des fruits » pour ﴾ وَكَانَ لَهُ ثَمَرٌ ﴿ (V.34). A défaut de restituer l’étrangeté ou l’altérité du sens coranique, c’est à la cocasserie de certaines tournures que l’on a affaire : « Ou le châtiment ne les touche de face » pour ﴾ أَوْ يَأْتِيَهُمُ الْعَذَابُ قُبُلا ﴿ (V.55).

   Contrairement à Berque, Z. Abdelaziz ne recherche pas, à travers sa traduction française du Coran, la clarté ni même l’opacité (à supposer que l’opacité est un critère de poéticité). Elle semble oublier qu’elle s’adresse à un lecteur français qui a sa propre compréhension des mots et de la syntaxe de la langue française. Car, si certains calques du style coranique apparaissent plus ou moins acceptables, du genre : « Nous les rassemblâmes un vrai rassemblement » pour   ﴾ فَجَمَعْنَاهُم جَمْعًا ﴿ V.99 ou « Et nous exposâmes …une vraie exposition » pour ﴾ عَرْضًا … ﴿وَعَرَضْنَا (V.100), d’autres occurrences manifestent une  telle lourdeur de style qu’elles  affleurent la faute syntaxique:

« Certes, ceux qui devinrent croyants et ont fait des œuvres méritoires : Nous ne perdons point la rémunération de celui qui a agi au mieux » (V.30)- c’est nous qui soulignons.

﴿ إِنَّ الَّذِينَ آمَنُوا وَعَمِلُوا الصَّالِحَاتِ إِنَّا لا نُضِيعُ أَجْرَ مَنْ أَحْسَنَ عَمَلا ﴾ (V.30)

   Cette lourdeur de style, perceptible dans cette occurrence et dans d’autres de la Sourate, n’est pas accidentelle. Bien plus, elle est assumée par la traductrice au nom d’un autre mythe, celui du génie de la langue arabe, langue « sacrée », qui est perçue comme plus flexible et plus significative que les autres langues naturelles().

M. Chebel, cibliste et sourcier

   Constatant le vieillissement de certaines traductions françaises du Coran, Malek Chebel propose la sienne dans un français moderne, linguistiquement et culturellement. Son but est « de montrer que le Coran peut soutenir la marche du progrès scientifique, tant du point de vue éthique que plus directement sur les plans politique et social »(). Soulignons ce verbe « peut » qui va sous-tendre à lui seul la stratégie de traduction de Chebel, qui est à la fois celle d’un cibliste soucieux de son lecteur d’arrivée et d’un sourcier qui se dit respecter l’esprit du Coran et « la mentalité de ses lecteurs naturels »(). Sans pour autant revenir sur les défaillances d’une telle stratégie, qui redoublent les mêmes défaillances que nous avons relevées dans chacune des traductions précédentes de la Sourate, contentons-nous de ces quelques observations à propos  du nom propre tel qu’il est traduit par Chebel.

Ainsi, pour le nom  اللَّهُ (Allah), force est de constater, non sans surprise, que l’on a affaire à une double traduction :

    •  Une traduction / transcription « Allah », quand le mot renvoie au prophète de l’islam ou à un contexte susceptible de se rapporter à celui du prophète : « Louange à Allah qui a révélé le livre à son serviteur » (V1)

﴿ الْحَمْدُ لِلَّهِ الَّذِي أَنزَلَ عَلَى عَبْدِهِ الْكِتَابَ وَلَمْ يَجْعَل لَّهُ عِوَجًا ﴾
    •  Et une traduction française (Dieu pour Allah) quand le mot est en rapport avec des événements situés avant l’apparition de l’islam. Dans la sourate de La Caverne, il s’agit, entre autres, de l’ère de Moïse :


« Tu me retrouveras si Dieu le veut aussi patient qu’obéissant » (V.69)

﴿ سَتَجِدُنِي إِن شَاء اللَّهُ صَابِرًا وَلا أَعْصِي لَكَ أَمْرًا ﴾

 Etrange stratégie ! Tout passe comme si le traducteur entend qu’il y a un « Dieu » de Moïse, et un Allah de Mohammed, une divinité universelle, celle des juifs et par extension des Chrétiens et une divinité régionale propre aux musulmans. Universalisme et ethnocentrisme y sont mêlés dans une commune désinvolture. Le tour est ainsi joué quand le traducteur maintient cette double stratégie  pour la traduction du même énoncé :

« Si Dieu le veut. Incha’Allah » pour  ﴾ إلاَّ أَن يَشَاء اللَّهُ ﴿ (V.24) – c’est nous qui soulignons.  

  Il s’agit là d’une traduction spécieuse, parce que, dans ce redoublement du sens par « incha’Allah », il y a un effet de déplacement de registre, qui inscrit, le cas échéant, la traduction du Coran dans le familier ou, du moins, le folklorique.

   Par cette stratégie, Malek Chebel, islamologue de formation et passeur privilégié de la double culture (occidentale et orientale)  s’inscrit dans l’air du temps (de notre époque) où dialogue des religions signifie maintien de la différence des religions et leur égalité ; ce qui déplairait foncièrement aux intégristes religieux de tout bord.

II- Le texte non la langue

   Déplacement de registre, adaptation à la langue d’arrivée, calque de la langue de départ, mythe / idéologie des langues, cela montre que chacun des traducteurs a une certaine conception du sens à traduire. Chacun, par-delà leur bonne ou mauvaise foi, a sa propre conception de la fidélité au sens, qui se trouve affiliée tantôt à la langue source, tantôt à la langue cible, tantôt aux deux. Or, il serait, à notre avis,  plus juste de considérer, pour reprendre cette judicieuse remarque de Henri Meschonnic, que « quelles que soient les langues, il n’y a qu’une  source, ce que fait un texte ; il n’y a qu’une cible, faire dans l’autre langue ce qu’il fait »().

   Bien plus, les trois traducteurs restent confinés à une conception ponctuelle du sens, limitée au mot. Ils oublient, par là, que ce qu’on traduit n’est des mots, mais un texte, c’est-à-dire un discours, qui est un emploi particulier des mots de la langue, qui transforme la langue pour en faire une signification généralisée. Toute réduction au sens de la langue, et par conséquent, à l’interprétation fonctionnelle ou rationnelle qui lui est inhérente ne peut alors que porter préjudice à la traduction même du texte ; car, le travail du traducteur n’est pas de choisir une interprétation parmi d’autres mais de viser «  toutes les interprétations, comme le fait le texte lui-même »().
   Partant de là, il est sûr que la traduction signifiante, celle qui cherche à restituer la pluralité des significations, ne relève pas du simple dire mais du faire. Elle doit essayer de faire ce que le texte d’origine fait, d’autant plus qu’il est question, le cas échéant dans la sourate de La Caverne, de l’imposition de deux grandes problématiques de sens:

    •  Une problématique du sens du récit coranique, qui reste moins tributaire de la langue employée que de la typologie du récit et de son fonctionnement.

    •  Et une problématique de l’énonciation de ce récit, qui n’est pas de l’ordre de l’écrit mais de l’oral.   


Le sens du récit

   S’agissant du premier volet, notons d’emblée que, dans la Sourate, il s’agit de ce qu’on peut identifier comme « récits paraboles »:

   Le récit des gens de la caverne, traditionnellement référé à celui des Sept Dormants ;

– Le récit du Maître des deux Jardins ;
– Le récit de Moïse et du Serviteur de Dieu, que les orientalistes comparent à la légende de Gilgamesh ;
– Et le récit de Dhu Al Quarnayn, qui évoque la légende d’Alexandre le Grand.

   Dans le récit parabolique, il est communément admis d’avoir deux sens, un sens littéral, qui se rapporte au réel ou à une certaine représentation du réel et un sens figuré, ici le sens transcendantal ou divin. Nous dirons même que, dans la Sourate, la relation de ces récits fait montre d’une tension irrésolue entre les deux sens, à telle enseigne qu’il est erroné de parler d’un sens vrai ou historique. Car, même si le Coran dit au sujet des gens de la caverne: « Nous allons te narrer leur histoire dans le vrai » (B, V.13), il ne tranche pas sur le nombre de ces gens  et, à ce propos, il conseille le prophète de ne discuter qu’en apparence avec les mécréants : « Ne dispute à leur sujet que dispute d’apparences » (B.V22). Le récit de Moïse, à son tour, joue sur la dichotomie du sens manifeste et du sens profond ; et ce n’est pas un hasard si toute la Sourate se retrouve, dans l’exégèse mystique, sujette à une interprétation symbolique(). Or, ce qui passe dans les traductions françaises, c’est en général la réduction du sens au littéral ou au réel alors que le réel est débordé par le transcendantal. Pour illustrer, relisons ce verset
﴿ وَتَحْسَبُهُمْ أَيْقَاظًا وَهُمْ رُقُودٌ وَنُقَلِّبُهُمْ ذَاتَ الْيَمِينِ وَذَاتَ الشِّمَالِ وَكَلْبُهُم بَاسِطٌ ذِرَاعَيْهِ بِالْوَصِيد ﴾… ( V.18)

   «Tu les croirais éveillés, ils sont endormis. Nous les retournerons sur le côté droit et sur le côté gauche, tandis que leur chien, pattes allongées, est à l’entrée de la caverne… » (M. V18). – C’est nous qui soulignons.
   Toutes les traductions françaises que nous avons consultées ont mis « pattes » pour ﴿ذِرَاعَيْهِ﴾, ce mot qui signifie littéralement en français « bras ». Du point de vue technique, la traduction  est rigoureusement précise : elle retrouve la bonne équivalence et, en plus, elle est descriptive en ce qu’elle informe sur l’état d’un élément du monde représenté : le chien allongé ou assis. Cependant, du point de vue symbolique,  elle semble réduire le champ de la métaphore originale, qui, par-delà sa visée référentielle, fait signe non pas seulement de l’état ou de la position de l’animal, mais aussi et surtout de l’état général et anormal des gens de la caverne, où les hommes ne ressemblent plus aux hommes (sont-ils encore humains ?), le chien ne ressemble plus au chien (est-il toujours avec ses « bras » étendus un animal ?) et où la vie est et n’est pas la vie. Un état d’épouvante qui justifie la fuite avant la peur, car il s’agit, comme le suggère le fragment de verset qui suit, d’une peur originelle, inhumaine :﴾ لوِ اطَّلَعْتَ عَلَيْهِمْ لَوَلَّيْتَ مِنْهُمْ فِرَارًا وَلَمُلِئْتَ مِنْهُمْ رُعْبًا ﴿ (V.18)  Dans la traduction française, c’est la logique du réel, du « bon sens » de la langue qui prendra  encore une fois le dessus, où logiquement on fera précéder la peur sur la fuite. Ainsi cette traduction de Malek Chebel :
  « Si tu les avais vus, tu aurais été pris d’épouvante et, paniqué, tu aurais fui » (V.18) (c’est nous qui soulignons)

L’oralité / l’altérité

   L’effet pervers de la traduction / interprétation rationnelle, « ce mal français » dont parle Efim Etkind() à propos des traductions françaises de la poésie est d’escamoter ce qui fait la spécificité du récit coranique : son oralité.

Oralité signifie d’abord que les récits de la Sourate empruntent à un fond commun à l’humanité. Ce qui, en principe, ne doit pas poser de redoutables problèmes de signification ou de traduction, mais seulement d’orientation de la signification, ici le cadre théologique monothéiste. En effet, contrairement aux sourates ayant un caractère législatif, celle de la Caverne n’exige ni l’usage d’un métalangage ni l’invention de néologismes pour pallier les différences culturelles des deux langues, source et cible.

En outre, oralité signifie, aussi et surtout, spécificité d’un discours qui, originellement et fonctionnellement, a été voué non pas à la lecture silencieuse, corollaire de l’écriture, mais à la récitation et à la psalmodie. S’il est vrai qu’il est impossible de restituer, par la traduction, les assonances et homophonies du texte original, il n’en demeure pas moins que certains effets de correspondance et de parallélisme  peuvent et doivent être honorés, d’autant plus qu’ils sont porteurs du sens même de l’oralité. Dans les trois traductions de la Sourate que nous avons étudiées, ces effets sont, en revanche, gommés par le moyen de procédés rationnels de la langue comme les connecteurs logiques ou au profit d’une harmonisation  syntaxique. Ainsi c’est le cas de ces deux procédés majeurs de l’oralité, qui caractérisent en force le style coranique: la parataxe telle qu’elle est marquée par l’emploi du coordonnant « et » / «و » et la polyphonie pronominale que les grammairiens arabes appellent « Iltifât »().

Exemple d’un verset où la parataxe n’est pas restituée :

( ولَبِثُوا فِي كَهْفِهِمْ ثَلاث مِائَةٍ سِنِينَ وَازْدَادُوا تِسْعًا )

« Quant aux gens de la caverne, ils demeurèrent dans leur caverne pendant trois siècle et neuf année de plus » (C, V.25)

Exemple de versets où le procédé de l’« iltifat » marqué par le jeu des pronoms « nous » / « vous » n’est pas honoré et où le traducteur préfère harmoniser en adoptant seulement la première personne du pluriel

(وَإِذِ اعْتَزَلْتُمُوهمْ وَمَا يَعْبُدُونَ إِلاَّ اللَّهَ فَأْوُوا إِلَى الْكَهْفِ يَنشُرْ لكُم رَبُّكُم مِّن رَّحْمَتِه ويُهَيِّئْ لكُم مِّنْ أَمْرِكُم مِّرْفَقًا )
(وَكَذَلِكَ بَعَثْنَاهُمْ لِيَتَسَاءَلُوا بَيْنَهُمْ قَالَ قَائِلٌ مِّنْهُمْ كَمْ لَبِثْتُمْ قَالُوا لَبِثْنَا يَوْمًا أَوْ بَعْضَ يَوْمٍ قَالُوا رَبُّكُمْ أَعْلَمُ بِمَا لَبِثْتُمْ فَابْعَثُوا أَحَدَكُم بِوَرِقِكُمْ هَذِهِ إِلَى الْمَدِينَةِ فَلْيَنظُرْ أَيُّهَا أَزْكَى طَعَامًا فَلْيَأْتِكُم بِرِزْقٍ مِّنْهُ وَلْيَتَلَطَّفْ وَلا يُشْعِرَنَّ بِكُمْ أَحَدًا )
(إِنَّهُمْ إِن يَظْهَرُوا عَلَيْكُمْ يَرْجُمُوكُمْ أَوْ يُعِيدُوكُمْ فِي مِلَّتِهِمْ وَلَن تُفْلِحُوا إِذًا أَبَدًا )
(وَكَذَلِكَ أَعْثَرْنَا عَلَيْهِمْ لِيَعْلَمُوا أَنَّ وَعْدَ اللَّهِ حَقٌّ وَأَنَّ السَّاعَةَ لا رَيْبَ فِيهَا إِذْ يَتَنَازَعُونَ بَيْنَهُمْ أَمْرَهُمْ فَقَالُوا ابْنُوا عَلَيْهِم بُنْيَانًا رَّبُّهُمْ أَعْلَمُ بِهِمْ قَالَ الَّذِينَ غَلَبُوا عَلَى أَمْرِهِمْ لَنَتَّخِذَنَّ عَلَيْهِم مَّسْجِدًا )

V. 16 Quand nous nous serons isolés d’eux et de cela qu’ils adorent à l’exclusion de Dieu, réfugions-nous dans la caverne, afin que notre Seigneur épanche sur nous un peu de sa miséricorde et nous ménage de notre chef sollicitude

V19 Ainsi donc Nous les ranimâmes, pour les faire s’entre-questionner. L’un d’eux parla : « Combien de temps avons-nous séjourné ? ». Les autres dirent : « Un jour » ou « une partie du jour », ou, mieux : « Notre Seigneur est seul à savoir le temps que nous avons séjourné… Envoyons donc l’un de nous à la ville, muni de cette pièce d’argent que nous possédons, examiner qui y (vend)  la nourriture la plus pure, et nous en ramener quelque attribution. Qu’il se montre accommodant, et prenne garde de n’éveiller sur nous l’attention de personne
V20 car s’ils nous découvraient, ils nous lapideraient, ou nous feraient revenir dans leur secte : alors à jamais nous ne serions des triomphants ».

V21 Ainsi donc les fîmes-nous découvrir par hasard, afin qu’on sût que la promesse de Dieu est inéluctable… »
    Il faut se garder de réduire l’oralité coranique à une forme ornementale ou mnémotechnique. L’oralité, ici, génère sa propre logique et sa propre sémantique, qui débordent le rationnel ; elle est le rythme spécifique d’une altérité, qui s’est inscrite à un moment donné de l’histoire humaine dans un discours identifié comme divin. La mythification du personnage, l’ambigüité de l’événement et les béances du sens comme effets de lecture ne passent pas ou passent mal quand, en traduction, l’oralité est sacrifiée pour les besoins de la clarté. Ainsi, dans ces versets qui évoquent le parcours de Dhu-al Qarnayn (Alexandre) et où les rajouts du traducteur, faisant obstacle à tout effet de correspondance, clarifient certes le sens, mais sans pour autant le problématiser comme le fait le texte original.

( وَيَسْأَلُونَكَ عَن ذِي الْقَرْنَيْنِ قُلْ سَأَتْلُو عَلَيْكُم مِّنْهُ ذِكْرًا (V83 )إِنَّا مَكَّنَّا لَهُ فِي الأَرْضِ وَآتَيْنَاهُ مِن كُلِّ شَيْءٍ سَبَبًا   (V.84)فَأَتْبَعَ سَبَبًا  (V85) حَتَّى إِذَا بَلَغَ مَغْرِبَ الشَّمْسِ وَجَدَهَا تَغْرُبُ فِي عَيْنٍ حَمِئَةٍ وَوَجَدَ عِندَهَا قَوْمًا قُلْنَا يَا ذَا الْقَرْنَيْنِ إِمَّا أَن تُعَذِّبَ وَإِمَّا أَن تَتَّخِذَ فِيهِمْ حُسْنًا (V86) قَالَ أَمَّا مَن ظَلَمَ فَسَوْفَ نُعَذِّبُهُ ثُمَّ يُرَدُّ إِلَى رَبِّهِ فَيُعَذِّبُهُ عَذَابًا نُّكْرًا  (V87) وَأَمَّا مَنْ آمَنَ وَعَمِلَ صَالِحًا فَلَهُ جَزَاء الْحُسْنَى وَسَنَقُولُ لَهُ مِنْ أَمْرِنَا يُسْرًا(V88) ثُمَّ أَتْبَعَ سَبَبًا (V89) حَتَّى إِذَا بَلَغَ مَطْلِعَ الشَّمْسِ وَجَدَهَا تَطْلُعُ عَلَى قَوْمٍ لَّمْ نَجْعَل لَّهُم مِّن دُونِهَا سِتْرًا (V90) كَذَلِكَ وَقَدْ أَحَطْنَا بِمَا لَدَيْهِ خُبْرًا (V.91)ثُمَّ أَتْبَعَ سَبَبًا ﴾    (V.92)
« Ils t’interrogeront au sujet de Dhu-al-Qarnayn. Dis : je vais vous raconter son histoire
Nous l’avons établi sur terre et nous lui avons fourni toute chose utile.
Et il suivit un chemin…
…jusqu’au moment où il atteignit le couchant du soleil. C’est qu’il découvrit que le soleil disparaissait dans un chaudron d’eau brûlante. Un peuple était à côté de cette source. Nous dimes : O Dhu-al-Qarnayn : ou tu les châties, ou tu te comportes agréablement avec eux.
Il dit : nous châtierons tout coupable parmi eux, puis nous le ramènerons à son Dieu qui le châtiera plus durement encore
Quant à celui qui a cru et qui s’est adonné au bien, il aura une belle récompense …
Puis il suivit de nouveau un chemin…
… jusqu’au moment où il atteignit le levant. Il découvrit  là un peuple qui n’avait aucun autre voile que le soleil pour se protéger
Puis il suivit encore un chemin » (V.83-92)

Par ces rajouts, que nous avons soulignés et qui escamotent, à ce niveau, l’oralité du récit, le traducteur ne problématise pas le sens du mot « chemin », qui est employé quatre fois dans le texte original. C’est un mot qui est marqué par la répétition et donc par l’adjonction de plusieurs significations. Mais, alors que dans la citation originale, il acquiert une double orientation (c’est à la fois le chemin indéterminé et inconnu d’Alexandre et le chemin déterminé et connu de Dieu qui en est le guide), dans la traduction et avec la précision qu’on y a apporté, seul le premier sens est retenu. Et avec ce sens orphelin, le récit d’Alexandre se prête plus au récit d’aventures qu’au récit de fondation

A l’art du récit coranique, il n’y a pas encore, pour le moment dans le domaine de la langue française, de traduction « artistique » qui a su rendre la singularité irréductible de ce récit. Si, chez les traducteurs musulmans, le dogme de l’inimitabilité de la parole divine et du génie de la langue arabe empêche et parasite l’acte même de traduire, chez les non-musulmans, l’ethnocentrisme, le rationalisme, la visée exclusive du lecteur de la langue cible sont autant de « maux » qui font également écran à une véritable traduction. Mais quelle serait donc cette véritable, ou plus modestement, vraisemblable traduction ? A notre avis, elle résiderait d’abord dans le « deuil de la traduction parfaite » dont parle si bien Paul Ricœur(), avec cette conséquence qu’il n’est plus louable de rechercher la copie fidèle mais servile et amoindrie de l’original, ni de  dissimuler ses propres insuffisances de traducteur derrière les insuffisances des langues.