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عنوان المقال : .Traduction du récit coranique des enjeux aux limites, Sourate «Yûsuf» comme exemple

الكاتب(ة) : Bouchra CHAKIR

   L’histoire des traductions successives du coran depuis le début de la mission prophétique jusqu’à aujourd’hui atteste de l’intérêt que le coran suscite dans tous les temps. Véritable énigme pour les uns, source d’inquiétude pour d’autres, le coran, texte fondateur de l’islam, représente une sorte de défi à l’intelligence occidentale.

   Qu’il s’agisse de traductions à vocation confessionnelle menée le plus souvent par des traducteurs musulmans, ou de traductions par des laïcs, le texte traduit sacrifie souvent l’effort de l’exégèse au profit de l’interprétation. C’est que l’acte de traduction n’est pas une activité linéaire mais il se fonde sur un jeu de confrontation des subjectivités, de lectures plurielles : lecture du texte d’origine, lecture des traductions des prédécesseurs, lectures exégétiques, retraduction d’une traduction déjà existante, etc. A force de remaniements, de réajustements, d’adaptations, le texte de départ risque de n’être plus qu’un prétexte soit pour véhiculer une tradition littéraire ou culturelle; soit outil  d’adaptations, parfois d’annexions civilisationnelles. Au lieu d’être une tentative de transfert, la traduction du sacré religieux devient un attentat, voir un sacrilège.
   C’est dans ce contexte général que se situe notre approche des traductions du récit de Yûsuf (AS) entre méta-texte, texte et prétexte à partir de trois traductions: celle de Chiadmi dans Le Noble Coran, Nouvelle traduction française du sens de ses versets, Editions Tawhid 2011(cinquième édition) ; Mohamed el Mokhtar Ould Bah, Traduction du saint-Coran, Imprimerie Najah El jadida, 2003. Et enfin celle de Jacques Berque, intitulée : Le Coran, Essai de traduction annoté et suivi d’une étude exégétique, Sindbad, 1990.
  Quelles sont les stratégies traductives et les positions des traducteurs sus-cités ?  Comment ont-ils assumé les limites du traduisible religieux? Si le récit coranique trouve sa légitimité et sa raison d’être dans sa fonction de guidance, d’éducation et de communication de normes et de lois, quels aspects nos trois traducteurs ont-ils  rehaussé : la littérarité du texte ? Sa beauté poétique ? Son message ou son effet ?  Est-ce que le texte traduit assume la même fonction que le  texte source?

  Tenter de réfléchir sur la traduction du récit coranique c’est  embrasser en  trois temps les particularités du récit dans le coran, l’horizon traductif et dispositions des traducteurs et enfin les enjeux et limites des stratégies traductives mises en œuvre. Jusqu’à quelle mesure nos trois traducteurs sont-ils restés fidèles à la source ? Comment dire d’une traduction qu’elle est efficace ? Peut-on envisager une traduction  qui rompt les liens avec le système social et culturel d’accueil ? Peut-on décontextualiser l’essai de traduction du coran et n’y chercher que la transmission du message religieux ?

  Le processus d’analyse des trois traductions rentre dans le cadre général de l’approche bermanienne de la traduction inspirée de l’herméneutique de Paul Ricœur et de la théorie de la réception de Jauss; et a été guidé par les concepts clés de : genre, traductologie, horizon traductif et système d’équivalences. Il a été mu par trois questions sous-jacentes : Le récit coranique supporte-il d’être traduit comme on traduirait un récit littéraire ? La traduction du récit coranique peut-elle être lue comme mode de transfert esthétique et littéraire ? Est-ce que le récit coranique et sa traduction assument  la même fonction ?

I . Cadre théorique et conceptuel

1. le récit coranique ou crise du genre

   À l’horizon de notre étude sur la traduction de  qişsa’t Yûsuf, on trouve la question du genre().

Le récit dans le coran n’est pas le récit dans la littérature pour la simple raison que le coran n’est pas un texte littéraire. Le coran en tant que parole révélée d’Allah, même quand c’est en langue humaine, crée ses propres formes. Vouloir le confiner  dans des moules de catégorisation et de type propres à l’analyse littéraire serait méconnaître son essence. Le récit coranique est ce qu’il est tout simplement.

   La littérature en tant qu’art se définit dans l’opposition entre langage poétique et langage pratique. La fiction n’a  jamais lieu dans la pratique de la vie. De plus, ce qui fait que la littérature est littéraire c’est qu’elle est soumise à l’évolution des genres. Dans la série littéraire, c’est le principe de l’évolution et du changement de formes qui garantit la littérarité. Chaque forme littéraire nouvelle correspond à un grand moment de rupture historique, à un tournant idéologique.

   Par ailleurs, le texte poétique est ouvert à des compréhensions multiples. Le texte de littérature est dans ce sens  sujet à la dialectique de la question/réponse et aux changements d’horizons d’attente. Le sens y est en perpétuelle construction. C’est le lecteur qui l’actualise et lui donne vie(). Il devient co-auteur au texte et assiste à la mort de l’écrivain initial.

   Par contre, le sens dans le texte coranique est un sens révélé, canonique, préexistant  avant l’existence même et qui fait autorité. Le coran a en outre une valeur mimétique qui permet aux hommes de tous les temps de se reconnaître. Son I’ijaz est dans sa dichotomie à caractère conjoncturelle et universelle en même temps.
Si le coran a été révélé en langue humaine et a épousé les formes littéraires connues à l’époque de l’Arabie du VII siècle,  c’est pour qu’il soit accessible et compris. Mais, cela suffit-il à chercher dans les récits coraniques des mécanismes littéraires communs à d’autres textes produits par des hommes ?  
C’est pour dire qu’il demeure insuffisant de traduire «قصة qişsa » par  récit ou par histoire. Dans les « قصص qaşaş » coraniques, c’est l’effet et le message véhiculés qui produisent le sens. Les qaşaş dans le coran ne sont pas racontées mais évoquées de manière à ce qu’on en  perçoive tout de suite l’essentiel : l’enseignement.  La qişsa dans le coran serait-elle un genre particulier ? Rappelons à titre d’exemple que le temps et le lieu sont souvent négligés dans le récit coranique, les événements sont sélectionnés, certains détails ne sont pas mentionnés ou très peu expliqués. Certains noms de prophètes ou des faits de l’histoire sont réitérés dans plus d’une sourate. Qişsa’t  Yûsuf qui sera l’objet de notre étude fait exception. Sourate Yûsuf (en arabe : ‏‫يوسف‬) (AS)  est la XII ème sourate du Coran. Elle comporte 111 aya() et c’est la seule sourate révélée en une seule fois. Elle est également la seule à aborder le prophète éponyme. Les deux  fois où son nom est mentionné ailleurs sont dans les sourates VI.84 et XL.34.
En dépit de l’intérêt porté par le Coran au pôle esthétique et artistique, le récit ne constitue pas une œuvre  littéraire indépendante en soi, ou dans ses modes d’expression. Au-delà de la littérarité, c’est la valeur didactique et pédagogique du message coranique qui prime. Le récit dans le coran ne peut être appréhendé que si on connaît  les circonstances de la Révélation (asbâb an-nuzûl), et  l’enseignement véhiculé par l’histoire.
Aussi, le récit trouve-t-il sa raison d’être dans l’objectif qu’il poursuit.  En premier lieu affirmer la Révélation et le Message divins : il n’y a de Dieu qu’Allah qui est unique détenteur du mystère الغيب. Le monothéisme islamique s’inscrit dans le prolongement de la lignée sacrée des prophéties. Cette vérité est proclamée dans l’aya 3/XII :
«Nous allons te narrer, grâce à la révélation de ce Coran, l’un des plus beaux récits dont tu n’avais auparavant aucune connaissance».
A la fin de ce récit, au sein de la même sourate, nous lisons :
«Il y’a, à coup sûr, un enseignement dans l’histoire des prophètes pour les hommes doués d’intelligence» () (111/XII)
Le récit coranique sert également  à instituer des buts moraux et éthiques servant à éduquer l’homme à la vertu et aux bonnes mœurs, à donner l’exemple de modèle de conduite des prophètes, à conforter, à soutenir et à soulager le prophète Mohammad (SWS) et ses compagnons à une période où ils étaient persécutés par les mecquois mécréants (أهل مكة).() Parfois, le récit coranique peut avoir un but légal qui concerne la jurisprudence et  devient par là même objet d’interprétation et d’adaptation.
C’est pour dire que le récit n’a de sens dans le coran que parce qu’il poursuit un but, c’est en cela qu’il se distingue des autres récits. Rien n’est plus significatif pour résumer notre propos sur l’opposition du récit coranique en tant que genre unique et autonome à la littérature, que l’aya 111/ XII :
﴿ لقدلَقَدْ كَانَ فِي قَصَصِهِمْ عِبْرَةٌ لِأُولِي الْأَلْبَابِ مَا كَانَ حَدِيثًا يُفْتَرَى وَلَكِنْ تَصْدِيقَ الَّذِي بَيْنَ يَدَيْهِ وَتَفْصِيلَ كُلِّ شَيْءٍ وَهُدًى وَرَحْمَةً لِقَوْمٍ يُؤْمِنُونَ ﴾
«Il y’a, à coup sûr, un enseignement dans l’histoire des prophètes pour les hommes doués d’intelligence. Ce livre n’est point un récit inventé de toutes pièces, mais il est une confirmation des Ecritures antérieures, un exposé détaillé de toute chose, une bonne direction et une grâce pour ceux qui croient en leur seigneur.»()
Or, si l’interrogation sur la légitimité d’appliquer les  méthodes des sciences humaines, particulièrement l’analyse littéraire,  pour comprendre le texte sacré est sujet de débats animés, l’étude des essais de traduction du coran ne peut s’appliquer qu’en utilisant tout l’arsenal méthodologique et conceptuel fourni par les sciences humaines. Dans ce domaine immense, on peut évoquer la traductologie.
2. Traductologie et système d’équivalence
La traduction des qaşaş coraniques nous renvoie à bien d’autres domaines que la linguistique. L’acte de  traduire va au-delà du simple remplacement des éléments lexicaux et grammaticaux d’une langue par ceux d’une autre. L’opération de traduction fait appel à des considérations extratextuelles, hypertextuelles et intra textuelles. ()
C’est vers la deuxième moitié du XX ème siècle qu’une multitude de voix() se sont élevées pour instituer une science du traduire indépendante des théories de la littérature et de la linguistique. Mais, les différentes disciplines connexes sur lesquelles s’appuient la traductologie, la variété de ses ancrages théoriques font qu’elle n’a pas de système descriptif, théorique et pratique, autonome. Mais, c’est surtout la controverse opposant l’approche herméneutique et l’approche littéraliste qui a caractérisé les débuts de la traductologie.
En effet, à la fin des années 70, l’intérêt pour le transfert du sens entre les textes a augmenté et s’est ouvert par là même au comparatisme et à l’interdisciplinarité. Les critiques reprochent souvent à l’approche sémantique de déformer  l’acte de traduire quand l’intérêt du traducteur se porte sur l’acceptabilité du texte traduit dans la culture cible et par conséquent son adaptabilité dans le but de réduire l’étrangeté du texte. L’œuvre traduite reste-elle- malgré tout une œuvre étrangère ? Pour pallier ces limites, certains critiques appellent au modèle traductif littéraliste, c’est-à dire, le mot-à-mot. Mais même en donnant la priorité à la lettre et non au sens, le texte traduit reste-il fidèle à l’original ?
Les années 90 sont marquées  par la naissance de la traductique() issue de l’introduction de l’informatique dans la pratique de la traduction. Son objectif est d’automatiser les opérations de traduction qui s’y prêtent grâce à des logiciels de traitement statistique des données linguistiques, des dictionnaires électroniques, d’outils d’aide à la rédaction techniques, sans parler des vérificateurs d’orthographe automatiques et des analyseurs morphologiques et syntaxiques. Mais l’étendue de sa pratique est encore très limitée surtout quand il s’agit du domaine religieux.
De manière générale, la traductologie en tant que critique des traductions distingue deux approches dans la pratique et dans l’analyse. D’une part, celle tournée vers le texte source et la langue d’origine ; d’autre part, celle tournée vers la langue et le lecteur cibles. Les deux déploient des mécanismes différents s’appuyant tantôt sur la méthode herméneutique qui s’attache exclusivement aux problèmes littéraires et rejette tout ce qui est linguistique ; tantôt sur la méthode linguistique et les sciences du langage. Mais toujours est-il qu’un texte traduit ne peut jamais être identique à l’original. C’est ce qui explique en partie pourquoi le même récit coranique est traduit différemment chaque fois que le traducteur change. La question qui se pose à ce niveau de la réflexion est quelles sont les stratégies traductives à élaborer pour obtenir un texte d’arrivée le plus équivalent possible au texte de départ ?
Le concept d’équivalence est au cœur de la polémique sur la traductibilité et l’intraduisible dans le récit coranique. Ce terme, emprunté aux sciences mathématiques désigne l’idée d’ « ensemble » et de « variables ». Il s’agit d’une relation symétrique entre des données pouvant être substituées l’une à l’autre sans produire de grands changements.
Les traductologues perçoivent l’équivalence comme résultant de l’interaction entre le traducteur et le texte. Pour ces derniers, l’équivalence est nécessairement asymétrique() car en portant sur deux langues différentes, elle vise une ressemblance de forme et de fonction et non de forme et de structure. Une langue est bien plus qu’un inventaire de mots, c’est une manière particulière de structurer le monde. L’enjeu est quand on part d’une langue qui dit plus vers une langue qui dit moins ou inversement,  ne risque-t-on pas de faire dire au texte ce qu’il ne dit pas ?
II. Horizon traductif et positions des traducteurs
1. Projet traductif et position du traducteur
La notion d’horizon() s’applique au rôle que joue le contexte historique, culturel et littéraire dans la compréhension de l’œuvre, acte préalable à sa traduction.
L’acte de compréhension implique en lui-même une reconstitution consciente ou non des différents horizons. Comprendre c’est fusionner ces horizons qui peuvent parfois paraître indépendants les uns des autres. L’étude des différents horizons dans lesquels s’est développé la traduction du récit coranique à la fin du XX siècle et début du XXI ème siècle replace l’œuvre traduite dans une série de lectures et de traductions successives où l’œuvre contemporaine tente de résoudre et de dépasser les problèmes éthiques et formels soulevées par les premières traductions.
Les  traductions du Coran au XX ème siècle se distinguent d’une part, selon qu’elles s’adressent à des usagers croyants, à des lecteurs cultivés et curieux ou à un grand public « tout venant ». Les premières se désignent souvent par des périphrases telles que “essai d’interprétation” ou “essai de traduction du Coran inimitable”. Force est de constater que le texte coranique traduit par un musulman n’est pas le même que celui d’un autre et n’assume pas la même fonction.
Les références exégètiques, les considérations littéraires, hypertextuelles dépendent de chaque traducteur. C’est ce que dénotent l’ensemble des notes, préfaces, et discours explicatifs des traducteurs, en  « méta », qui accompagnent la traduction. Le projet  traductif apparait dans la position traductive (que révèle le métatexte qui accompagne la traduction) et dans la confrontation entre le texte source et le texte cible. La position traductive, c’est le rapport spécifique que le traducteur entretient avec son activité ; c’est, pour reprendre la terminologie de Berman, le « se-poser du traducteur vis-à-vis de la traduction » (). Les préfaces et avant-propos des traducteurs eux-mêmes nous fournissent plusieurs informations.

Jacques Berque et son projet « exégétique » en « relisant le coran »
Jacques Berque est considéré comme l’un des grands orientalistes du XXème siècle. Il était membre de l’académie de langue arabe du Caire et professeur honoraire au collège de France. Il a consacré 16 années à lire et  relire le coran et à étudier l’islam. Son projet de traduction du coran a duré  cinq ans.
L’intérêt pour la traduction du coran est né avec la rédaction des pages précédant la traduction de Jean Gros Jean. Pour traduire le texte, Berque a senti le besoin de s’installer, avec sa campagne Guilia, dans un terroir villageois du Sud Ouest de la France sur la route de Saint Jacques de la Compostelle. Lieu idéal qui lui a inspiré « le dialogue prolongé »()  avec le texte coranique.
Le titre que donne Berque à sa traduction nous renseigne énormément sur son projet traductif : Le coran  Essai de traduction de l’arabe annoté et suivi d’une étude exégétique. Dès lors, on comprend bien que Berque se place du côté de l’exégète et qu’il accordera plus d’intérêt au sens.
Berque s’est  référé aux exégèses les plus crédibles comme celle de Tabarî Muhammad Ibn Jarîr(), Zamakhcharî Muhammad(). En outre, la lecture de la traduction de Blachère l’a beaucoup marqué par sa rigueur grammaticale au moment où la lecture de si hamza Boubaker a été lieu d’ « utiles confrontations avec un point de vue musulman  étayé d’informations à l’occidentale. »()
Par ailleurs, Berque a consacré un article à l’approche sémiotique de sourate Yûsuf, intitulé Yûsuf, ou la sourate sémiotique(), où l’accent est mis sur une lecture littéraire, hypertextuelle de la sourate et où on trouve les retentissements, dans sa stratégie de traduction, du récit coranique sujet de notre étude.
Quelque part à la fin de son essai de traduction du coran, dans un chapitre intitulé En relisant le coran, Berque dit :
« Légendes bibliques et descriptions lyriques, par un recours à la littérarité dans le premier cas, et dans le deuxième par sa sublimation, le coran témoigne ainsi d’une disponibilité de démarche qui rompt avec la solitude hiératique de l’essence en faveur de jonctions avec l’existant à instruire et à transformer ». ()
L’essai de traduction de Berque clôt sur une étude interprétative à vocation littéraire appliquée au coran, parmi les axes traités, se trouvent la question de l’assemblage du coran,  l’approche thématique des sourates, l’étude du style, de la rhétorique et de la poétique du coran : répétition et dissimilation, structures en entrelacs, parole multiangulaire, etc.
Mohamad El Moktar Ould Bah et la stratégie de la prudence interprétative
Dans son avant-propos, Ould Bah évoque ses différentes lectures des traductions antérieures. Comme aucune n’épuise définitivement le sens du coran, sa contribution vise à enrichir ce champ à l’intention des usagers francophones qui n’ont pas les moyens d’accéder à la version arabe. Ensuite, le traducteur passe en revue les principales difficultés rencontrées lors de son projet et qui sont d’ordre syntaxiques et sémantiques d’une part. D’autre part, le transfert de sens est problématique car il a une portée civilisationelle et culturelle.  Décrivant sa méthode de traduction, Ould Bah déclare :
« (…) nous nous sommes efforcés dans la conduite de ce travail : -De nous appuyer en cas d’interprétations multiples d’un élément du texte, sur l’autorité des exégètes les plus crédibles. En cas d’interprétations équivalentes, nous signalons en bas de page celle qui n’a pas eu notre préférence, ; -de prendre comme base la lecture médinoise de Nafi’(…) ; -de préciser les circonstances de la révélation quans celles-ci apportent un éclairage particulier sur le sens ou la portée du texte ; -d’indiquer les versets comportant des normes qui ont été abrogées par des versets ultérieurs (…); 
-au début de chaque sourate, une brève introduction en donne le thème général (…) ».()
Mohamed Chiadmi et l’approche pédagogique
Chiadmi s’explique longuement sur ces choix esthétiques et méthodologiques dans sa traduction du  Noble Coran, Nouvelle traduction française du sens de ses versets. Cette traduction est préfacée par d’éminents chercheurs et professeurs en islamologie comme le Shaykh Zakaria Seddiki diplômé en sciences religieuses de l’Université Al Azhar (en Egypte), le Shaykh Youssouf Ibram, diplômé en sciences religieuses de l’Université de Riyad et membre du Conseil Européen de la fatwa (en Arabie Saoudite), et enfin Tariq Ramadan islamologue et philosophe.
Chiadmi, à la différence de Berque et d’Ould Bah,  a vu bon la publication de la traduction, en édition bilingue. Le livre est entièrement présenté dans le même sens que le coran arabe, c’est-à-dire, de droite à gauche. La traduction est enrichie de notes, de cartes, d’avant-propos, d’appendices comprenant une introduction à l’histoire du coran, une biographie du prophète, etc. Sa préface clôt sur une prière implorant le pardon d’Allah, le Clément, le Miséricordieux pour les erreurs que risque de comprendre le texte de traduction.
Parlant de son projet traductif, Chiadmi raconte :
« En ce qui concerne la nouvelle traduction du sens des versets du livre saint, je voudrais préciser ici que l’idée de la réaliser remonte à 1975, quand j’étais inspecteur général au ministère des Habous et des Affaires islamiques, au Maroc. Cette année là, je me trouvais avec un groupe d’oulémas en déplacement en France (…) ce fut au cours de l’une de ces causeries que cette idée a germé dans mon esprit, lorsque de jeunes musulmans émigrés qui ne connaissaient pas bien l’arabe se plaignirent de ne pas disposer d’une bonne traduction française  du coran, susceptible de les aider à bien comprendre leur religion. »()
Afin d’éviter les erreurs de style commises par les prédécesseurs, Chiadmi déclare s’être défini une « méthode de travail » qui prend en considération la nature synthétique de la langue arabe et analytique du français. Quand l’aya est trop concise, le traducteur recourt à la paraphrase. Quand aux références exégétiques, Chiadmi a eu essentiellement recours à trois exégètes accrédités par l’ensemble des oulémas qu’ils fassent partie des salaf ou des khalaf. Il s’agit d’al-Qurtûbî (Muhammad ibn Ahmad al-Ansari), Tabarî muhammad ibn jarîr et Ibn Kathîr Ismâ’îl abû al-Fidâ. Les commentaires exégétiques écrits par ces grandes figures sont des exégèses par tradition (at-tafsîr bi-l-ma’thûr) et contiennent uniquement des récits attribués aux sahâba compagnons du prophète et leurs successeurs (tâbi’în) et les successeurs de leurs successeurs.

III. Stratégies traductives entre méta-texte et choix interprétatifs des traducteurs
Les notes du traducteur, comme l’affirme Pascal Sardin() ont une « fonction exégétique » quand elles expliquent une donnée culturelle, une référence intertextuelle, susceptible d’éclairer le sens du texte. Elles ont aussi une « fonction méta- », qui éclaire le projet traductif tel que l’auteur l’explique lui-même.  C’est comme si ce dernier nous fournit les secrets de sa «  fabrique de traduction », « les matériaux et les outils du travail »(). C’est dans cette perspective que s’inscrit notre lecture des traductions du récit de Yûsuf. Nous nous baserons sur les explications et éclaircissements tirés des notes de bas de pages et des textes qui accompagnent la traduction.
1. Stratégies traductives : enjeux et limites
L’un des écueils majeurs auquel sont confrontés les traducteurs du récit coranique, c’est d’une part l’interprétation des sens des aya’t et d’autre part la forme qu’emprunte le récit coranique. Comment le traducteur fait-il face aux mots empruntés ou déviés de leur sens propre ? Quelle stratégie adopte-t-il pour traduire l’effet de redondance ?  Reste-il fidèle à la répétition fréquente des concepts en termes analogues ou identiques ? Comment peut-on traduire la forme rhétorique appelée Iltifat الإلتفات ? Le texte traduit poursuit-t-il la même fonction que le texte d’origine ?
Pour répondre à ces questions relatives au transfert de sens et de forme entre texte source et texte d’arrivée, nous allons aborder la stratégie traductive de l’équivalence sémantique et de l’équivalence formelle.
2. Equivalence sémantique
Dans tout acte de traduction du texte religieux, il ne suffit pas de substituer un système linguistique par un autre, mais le traducteur doit parvenir au sens. Le traducteur joue le rôle du médiateur entre l’œuvre et le public. Il doit chercher à transmettre le sens le plus fidèlement possible en cherchant dans la langue cible les correspondances linguistiques, et les structures censées véhiculer le message du texte d’origine. Aussi s’intéresse-t-il au-delà des mots à tout ce qui est métatextuel.
a. Face à l’altérité des noms propres
Le récit deYûsuf cite les noms des prophètes Yûsuf, Ya’côb, Ibrâhîm  et Ishâc(AS). Mais ce qui caractérise la traduction de ces noms propres, c’est que nos trois traducteurs s’accordent à emprunter les équivalents bibliques des noms des prophètes, en l’occurrence : Joseph, Jacob, Abraham et Isaac.  Exception faite de Chiadmi qui en note de bas de page, rappelle les noms des prophètes en langue arabe transcrits en français.(1)

(1)  Ibrâhîm, Ishâq, Ya’qûb, note 6, in traduction du coran par Chiadmi, op.cit,  p.240
En observant la traduction des noms propres élaborées par Ould Bah et Berque, il parait clair que ces derniers optent  pour le même principe d’équivalence informative et expressive, c’est-à-dire, informer le lecteur potentiellement  familier de la culture chrétienne, des faits et événements de l’histoire issue du coran, en tentant de produire chez ce dernier le même effet ressenti par le lecteur du texte d’origine() ; comme si Joseph est l’équivalent de Yûsuf. Les traducteurs ont-ils réussi à rendre plus proche le texte étranger pour le lecteur français connaisseur de la bible ? Mais, dans ce cas,  peut-on séparer entre le mot et l’information qu’il véhicule ? Yûsuf dans le coran n’est pas Joseph de la genèse. Joseph est biblique, son histoire n’est pas entièrement identique à celle de Yûsuf(). La traduction est mise ici à l’épreuve de l’altérité, de l’autre proche mais différent.
b. Interprétations et solutions alternatives
La relativité des traductions possibles répercutées par les appareils de notes nous projette là où la traduction est impossible, du moins là où le sentiment de la perte est le plus flagrant.
Observons  la traduction de l’aya 31/XII :
﴿ فَلَمَّا سَمِعَتْ بِمَكْرِهِنَّ أَرْسَلَتْ إِلَيْهِنَّ وَأَعْتَدَتْ لَهُنَّ مُتَّكَأً وَآَتَتْ كُلَّ وَاحِدَةٍ مِنْهُنَّ سِكِّينًا وَقَالَتِ اخْرُجْ عَلَيْهِنَّ فَلَمَّا رَأَيْنَهُ أَكْبَرْنَهُ وَقَطَّعْنَ أَيْدِيَهُنَّ وَقُلْنَ حَاشَ لِلَّهِ مَا هَذَا بَشَرًا إِنْ هَذَا إِلَّا مَلَكٌ كَرِيمٌ ﴾ (31)
Version de Chiadmi « Lorsqu’elle eut vent de leur méchants commérages, elle les invita chez elle à un banquet, et remit à chacun d’elles un couteau. Dès qu’elles l’aperçurent, elles furent émerveillées au point que, dans leur trouble, elles se tailladèrent les mains en s’écriant (…) »
Version d’Ould Bah « Lorsqu’elle apprit leur médisance, elle les invita à une collation, donna un couteau à chacune d’elle, et demanda à Joseph d’apparaître devant elles. Lorsqu’elles le virent, elles furent si émerveillées qu’elles se mirent à s’entailler les mains (…) »
Version de Berque « Quand on lui rapporta leur moquerie, elle les invita, leur prépara une collation à prendre accoudées, remit à chacune d’elles un couteau et dit à Joseph : « Produis-toi à leurs yeux. » Quand elles le virent, elles le magnifièrent au point de se couper les doigts.»
L’analyse comparative de ces trois versions révèle que le mot en arabe « mutakka’ متكأ() » offre aux traducteurs la possibilité d’équivaloir le sens par une diversité de solutions à charge culturelle ou subjective. Si Ould Bah a choisi de rester neutre, sans parti-pris en  mentionnant en note de bas de page que certains exégètes évoquent une deuxième interprétation : « elle aménagea pour elles de confortables sièges »(), et  au moment où Chiadmi a opté pour la paraphrase courte et concise « elle les invita chez elle à un banquet » ; Berque quant à lui a souligné la connotation sexuelle du passage. Comme il l’a déjà évoqué dans son analyse sémiotique de sourate Yûsuf, ce dernier trouve la scène fort surprenante : « Il s’agit  pour les invitées de manger accoudées sur tapis et coussins, allusion à l’orgie qu’on soupçonne et qui n’aura pas lieu »().
Ce choix interprétatif poursuivi par Berque n’est pas sans nous rappeler l’étude sémiotique qu’il a faite de la fameuse scène de la séduction de l’épouse du grand intendant. Berque souligne l’aspect étrange et bizarre de cette scène car c’est la femme qui prend l’initiative, ce qui était étranger aux habitudes et normes de l’époque. « Détail qui aurait intéressé Freud » selon Berque toujours. Ce dernier y voit un début d’acte charnel auquel Joseph aurait renoncé en apercevant l’image de son père se mordant le doigt().
Remarquons au passage qu’au moment où Berque traduit l’aya 24 :
﴿ وَلَقَدْ هَمَّتْ بِهِ وَهَمَّ بِهَا لَوْلَا أَنْ رَأَى بُرْهَانَ رَبِّهِ كَذَلِكَ لِنَصْرِفَ عَنْهُ السُّوءَ وَالْفَحْشَاءَ إِنَّهُ مِنْ عِبَادِنَا الْمُخْلَصِين َ﴾ (24)
Par: « Elle était en peine de lui, il l’eût été d’elle s’il n’eût vu un sûr signal de son Seigneur. », Ould Bah traduit  le même passage en ces phrases : « Pourtant le désir l’a poussée vers lui, comme il l’a poussé vers elle, n’eut été la vue de son Seigneur ». Le désir éprouvé par la femme serait-il identique à celui ressenti par Joseph ? Chiadmi distingue entre les sentiments des deux en nuançant le sentiment de désir ressenti par Yûsuf : au moment où la femme « avait complètement succombé à son charme », le prophète « lui aussi l’aurait désirée s’il n’avait pas été éclairé par un signe de son Seigneur ».  Pourtant, de l’aya 23 à 24, Berque choisit des termes très suggestifs à connotation sexuelle, choix qui n’existe pas chez les autres traducteurs  au risque de faire dire au texte ce qu’il ne dit pas, ce qui fait virer sa version vers une sur-traduction().
Un autre exemple des ambigüités sémantiques sont les lettre énigmatiques, dont Seul Allah détient le sens, au tout début de sourate Yûsuf : « ALIF  LÃM  Rà». Tous les traducteurs s’accordent à ne pas les traduire, ils sont conservés tels que dans la version arabe du coran.

C. Répétition () et  polysémie
Le lecteur se sent souvent  perplexe devant la répétition du même mot dans des espaces différents. Or, en dépit de l’apparent morcellement et répétitions dans différents lieux, parler de tout en tout lieu est en réalité parler d’une seule et même chose. A titre d’exemple, تأويل الأحاديث  répétée dans des lieux différents de la même sourate : Aya’t  6, 21, 100/XII ;  revêt une traduction différente selon le traducteur et selon le contexte. Ahadith  أحاديث devient tantôt rêve, tantôt énigme, occurrence ou vision ancienne.
Dans la version d’Ould Bah,  تأويل الأحاديث  devient  « interpréter les rêves », « interprétations des énigmes », « explication de mon rêve ». Pour Chiadmi, le groupe de mots :   تأويل الأحاديثest traduit par : « l’art d’interpréter les rêves », « interprétation des rêves », « l’interprétation du rêve » (aya 44 pourتأويل أحلام ). Berque quant à lui opte pour « interprétation des occurrences » phrase répétée deux fois et pour « vision ancienne ».
Il ressort de ces exemples que l’équivalence lexicale est une équivalence approximative. Elle ne recouvre que partiellement le sens. Elle peut être unique, quand le traducteur remplace le mot par un synonyme comme c’est le cas de Chiadmi qui utilise le mot « rêve » ; ou bien multiple, quand le mot est exprimé par une multitude de termes analogues « rêve, énigme, vision, occurrence ». Mais dans tous les cas, ces mots ne recouvrent que partiellement ahâdith  أحاديثoù il y’a également la racine  حديثhâdith du « langage ». C’est pour dire que d’une part, أحاديث n’a pas d’équivalent unique en français, les traducteurs peinent à en restituer le sens exact. D’autre part, les ambiguïtés et insuffisances sémantiques qu’on peut recéler dans tous les essais de traduction du coran nous mettent en face de l’inimitabilité du coran.
Encore une fois, la synonymie n’existe pas. Le choix d’un terme et non d’un autre ne véhicule pas toujours le même sens et ne garantit guère le même effet. A trop vouloir  réaliser l’équivalence littérale, c’est-à-dire du mot-à-mot au lieu du sens-à-sens, la traduction risque souvent de tomber dans la perte de sens ou bien dans le contresens comme dans la traduction du verbeذرأ  « فذروه », Aya 47/XII.
﴿ قَالَ تَزْرَعُونَ سَبْعَ سِنِينَ دَأَبًا فَمَا حَصَدْتُمْ فَذَرُوهُ فِي سُنْبُلِهِ إِلَّا قَلِيلًا مِمَّا تَأْكُلُونَ ﴾ (47)
Version d’Ould bah « Joseph dit : «  Vous ferez de bonnes récoltes durant sept années successives. Laissez donc ce que vous aurez moissonné dans ses épis à part le minimum nécessaire pour vous nourrir ».
Version de Chiadmi « Joseph répondit alors : « vous sèmerez durant sept années, comme à l’accoutumée. Laissez en épi tout ce que vous aurez moissonné, excepté une petite quantité que vous consommerez »
Version de Berque « Joseph dit : « Vous cultiverez sept ans, régulièrement. Ce que vous aurez moissonné, vannez-le en épi, sauf une petite part dont vous mangerez. »
Chiadmi et Ould bah  utilisent le verbe  laisser : « laisser en épi », alors que Berque opte pour le verbe vanner : « vannez- le en épi ». Les deux premières utilisations sont les plus adéquates car elles expriment l’acte de laisser ce qui correspond au sens du texte arabe. Alors que vanner dans le troisième exemple signifie « secouer le grain au moyen d’un van ou d’une pelle» ()  ce qui contredit le texte arabe.  Le traducteur  confond ici entre l’utilisation du verbe dans l’aya 47/XII, et le sens qu’il a dans d’autres aya’t comme :
﴿ وَالذَّارِياتِ ذَرْوا ﴾ سورة الذاريات les Ouragons ، الآية 1.
﴿ وَاضْرِبْ لَهُمْ مَثَلَ الْحَيَاةِ الدُّنْيَا كَمَاءٍ أَنْزَلْنَاهُ مِنَ السَّمَاءِ فَاخْتَلَطَ بِهِ نَبَاتُ الْأَرْضِ فَأَصْبَحَ هَشِيمًا تَذْرُوهُ الرِّيَاحُ وَكَانَ اللَّهُ عَلَى كُلِّ شَيْءٍ مُقْتَدِرًا ﴾ سورة الكهف la Caverne ، الآية 45
Il est à remarquer cependant que le verbe « ذرأ », dans le sens de laisser s’utilise, selon Ibn Mandour() uniquement dans l’impératif   الأمرet المضارع (almodari3): qui regroupe deux temps à la fois; le présent (الحاضر) et le futur (المستقبل). Allah Dit dans sourate le Revêtu d’Un manteau, aya 11 :المدثر 
﴿إِنَّ هَؤُلَاءِ يُحِبُّونَ الْعَاجِلَةَ وَيَذَرُونَ وَرَاءَهُمْ يَوْمًا ثَقِيلًا﴾ et  et dans sourate l’Homme (الإنسان) aya 27 : ﴿إِنَّ هَؤُلَاءِ يُحِبُّونَ الْعَاجِلَةَ وَيَذَرُونَ وَرَاءَهُمْ يَوْمًا ثَقِيلًا﴾
Berque ne s’est pourtant pas trompé sur le sens du verbe  ذرأ  dans les sourates sus- citées  ،(سورة المدثر 11، سورة الإنسان الآية 27، سورة الذاريات الآية 1 (سورة الكهف الآية 45 qu’il traduit par : vanner.
3. Equivalence formelle
L’équivalence stylistique ou formelle se caractérise par la recherche d’une relation fonctionnelle entre les éléments stylistiques du texte de départ et du texte d’arrivée dans le but de transférer la portée expressive et affective de l’original sans changer le sens. Appliquée au texte coranique, la quête de la reproduction de l’effet  poétique et rhétorique, la recherche de la fidélité stylistique donne naissance à une langue hybride, à un style étrange et compliqué qui ne peut jamais prétendre égaler la beauté du texte d’origine mais qui en même temps brouille les pistes au lecteur étranger. Dans sa tentative de traduire le Saint Coran de manière poétique, et en poursuivant les tournures  phrastiques assonancées et rythmées, le traducteur ne risque-t-il pas de singulariser le texte coranique au lieu de l’universaliser ?
a. Difficultés stylistiques
Les difficultés à traduire littérairement le récit coranique sont inhérentes aux particularités du genre coranique, à sa poétique et à son style. N’étant ni prose ni poésie, la forme du récit trouve sa justification dans la fonction que le récit assume : celle de guidance et de miséricorde. Le récit n’a de sens que dans l’enseignement qu’il véhicule. Lisons à titre d’exemple ce passage d’une traduction poétique du récit de Yûsuf, aya 18 Allah dit dans le coran:
﴿ وَجَاءُوا عَلَى قَمِيصِهِ بِدَمٍ كَذِبٍ قَالَ بَلْ سَوَّلَتْ لَكُمْ أَنْفُسُكُمْ أَمْرًا فَصَبْرٌ جَمِيلٌ وَاللَّهُ الْمُسْتَعَانُ عَلَى مَا تَصِفُونَ ﴾ (18)
Berque traduit ce passage ainsi : « Ils exhibèrent la chemise de Joseph avec un sang de mensonge. « Oh non ! Leur dit Jacob, c’est votre âme qui vous a induits à commettre un acte…Patience est belle ! Dieu vienne m’aider contre ce que vous prétextez ! » ﴾﴿
Dans ce qui précède on voit clairement que le traducteur opte pour une traduction littérale et littéraire. Ainsi l’oxymore « دم كذب» devient « sang de mensonge » (), « أنفسكم » est traduite par « âme » dans ce passage, ailleurs (aya 51),  il la traduit par « sa personne » et « صبر جميل» par « patience est belle ».
Imaginons un instant le lecteur étranger, non averti, et qui n’a pas pris connaissance du texte d’origine. A quoi ressemblerait un sang de mensonge ? Existe-t-il une patience belle à l’opposé d’une patience laide ? Est-ce  l’âme ou la personne elle-même qui  induit en erreur ? Pourquoi des équivalences si différentes pour le même mot ? Qu’en est-il de la tournure de phrase: « Dieu vienne m’aider contre ce que vous prétextez », qui semble nous parvenir d’un français caduc. Bien plus, le traducteur a introduit une interjection qui n’existe pas dans le texte d’origine quand il fait dire à Ya’qûb (AS) : « Oh non ! » comme s’il s’agissait de dramatiser la scène, de la théâtraliser.
Par ailleurs, il existe une forme de la rhétorique arabe, qu’exploite énormément le texte coranique et qui pose problème lors de la traduction du texte à savoir Al iltifat. Comment les traducteurs ont-ils rendus compte de ce genre de tournure tout en respectant la construction formelle du texte ?
b. Difficultés rhétoriques « aliltifat »
Iltifat est une figure de rhétorique arabe où l’auteur dans la même proposition, change la forme grammaticale du discours, soit en changeant de sujet, soit en passant du singulier au pluriel().  Par exemple, les aya’t 52 et 53 du récit de Yûsuf, on ne sait de qui, de Yûsuf ou de la femme du dignitaire :
﴿ ذَلِكَ لِيَعْلَمَ أَنِّي لَمْ أَخُنْهُ بِالْغَيْبِ وَأَنَّ اللَّهَ لَا يَهْدِي كَيْدَ الْخَائِنِينَ (52) وَمَا أُبَرِّئُ نَفْسِي إِنَّ النَّفْسَ لَأَمَّارَةٌ بِالسُّوءِ إِلَّا مَا رَحِمَ رَبِّي إِنَّ رَبِّي غَفُورٌ رَحِيمٌ ﴾
Certains exégètes prêtent les aya’t 52 et 53 à l’épouse du dignitaire, pour d’autres c’est Yûsuf qui parle. Encore une fois ici, Ould Bah ne tranche pas, et choisit de maintenir l’ambiguité du passage en indiquant  en note de bas de page  les différents points de vue des commentateurs, Chiadmi et Berque sont unanimes quant à la référence au prophète Yûsuf (AS)  du fait du caractère moral et édifiant des propos tenus.
Ce qui nous frappe dans la traduction de ces passages du récit de Yûsuf, c’est la particularité de l’approche berquienne à base de considérations littéraires, particulièrement  narratologiques, les mêmes qui sous tendent l’approche de Berque de tout le texte coranique. Pour ce dernier, le partage de l’énoncé coranique en rôle actanciel déploie le dire d’un destinateur unique. La typologie actorielle souligne le pluralisme unitaire du discours coranique. Selon cette optique, Allah, destinateur unique et suprême transmet le message coranique, par le biais d’un intermédiaire qui est le messager Mohammad (SWS) à des destinataires rétifs « inscrits chacun dans son propre discours »(). De l’aya 50 à l’aya 53, Allah Destinateur unique  parle à la première personne, puis fait intervenir le narrateur (Yûsuf) dont les propos sont entrecoupés par les dires de tiers intervenants ou même opposants, qui assument le « rôle gnomique du chœur ou du commentateur »().
Plus loin, dans les notes de bas de page, Berque parle des développements pittoresques et du réalisme psychologique qui marquent la seconde partie du récit de Yûsuf, qui commence à l’aya 58 et qui correspond au renversement de situation dans l’histoire. La  présentation typographique de la traduction de Berque, sépare par des sauts de ligne les groupes des aya’t constituant des unités thématiques dans le développement de l’histoire. Les dizaines des aya’t de la fin de la sourate sont en forme d’épilogue et presque entièrement formulées en métatexte().
Berque introduit des critères littéraires dans sa traduction du récit de Yûsuf. Pour ce dernier, les récits coraniques témoignent d’éléments culturels et religieux déjà connus des auditeurs de la Parole divine prêchée par Mohammad (SWS), d’où l’intérêt de remplir les blancs du texte coranique, et d’en élucider les ambigüités par des références hypertextuelles bibliques().
L’intérêt porté à l’aspect littéraire du récit semble l’emporter sur la valeur religieuse du message véhiculé. Berque appréhende le récit non pas du point de vue de la portée spirituelle de son message et  de son amplitude doctrinale. Il envisage la Révélation divine sous l’angle précis de sa littérarité et sa poéticité.

Conclusion
A partir de notre analyse, nous avons pu constater la différence des visions traductrices de trois auteurs. Nous avons ainsi remarqué la prudence d’Ould Bah dans ses décisions interprétatives, allant jusqu’à omettre certains mots ou optant pour le résumé du sens.  A l’opposé de cette forme de sous-traduction se situe Berque qui choisit la traduction littéraire du récit au risque de surcharger le texte en y ajoutant des termes fort connotés. Chez ce dernier c’est la consistance littéraire hypertextuelle qui prime sur la consistance fonctionnelle. En cherchant à reproduire le même effet de style que dans la version arabe, le traducteur donne naissance à un texte étranger, à une langue hybride, étrangement élégante mais pas aisée. Entre ces deux extrêmes, il y’a la version de Chiadmi enfin qu’on pourrait qualifier de pédagogique, sans  artifice de forme et qui tente de restituer au texte, même approximativement, sa première fonction à savoir son enseignement.
Nous avons pu remarquer également que Face à l’intraduisible et aux ambiguïtés sémantiques, la note du traducteur permet de déceler le lien qui unit le traducteur au texte en même temps qu’elle nous renseigne sur la stratégie traductive qu’il adopte et sur ces choix interprétatifs. La relativité des traductions possibles répercutées par le métatexte nous confronte aux limites du traduisible religieux.
Par ces différentes opérations, remaniements et adaptations, le texte traduit devient un prétexte. Quant le traducteur poursuit l’équivalence de littérarité, il surcharge le texte, l’aplatit à cause de son attention exagérée au rythme et à la tonalité au détriment de la fonction du récit dans le coran. Faut-il délittérariser la traduction et ne cibler que l’information à transmettre ? Sinon que se passe-t-il quand le texte de départ et le texte d’arrivée assument deux fonctions différentes ? Le traducteur du texte sacré peut-il se permettre quelques libertés de manipulation, même littéraires, du texte d’origine ?
Le récit coranique n’est pas un récit littéraire. Il ne suffit pas de le traduire littérairement.  L’histoire n’est pas le but du récit coranique. Le matériau narratif du récit c’est de l’histoire narrée de manière littéraire certes mais sous tendue par une intention et ciblant un effet. Mais dans ce cas,  peut-on traduire l’intention du coran ? Son effet ? Comment ?
Le récit coranique ne doit pas être lu et traduit comme un texte littéraire. Le récit dans le coran et les histoires relatées, visent autre chose que la littérarité. Ils n’ont de sens que si le lecteur parvient au message moral, spirituel et religieux qu’ils véhiculent. Le récit coranique  se suffit à lui-même et déploie ses propres règles et mécanismes. Le traduire suppose la prise en compte de son message, de sa fonction et des circonstances de la révélation.
Finalement, entreprendre le projet de traduire le coran n’est pas une tâche facile. La traduction du coran ne peut être affaire d’un seul homme. Il est évident qu’un livre de cette richesse mérite la conjugaison des efforts d’une  équipe pluridisciplinaire, et de préférence, sous l’égide d’institutions du Monde arabe et musulman.
Dans ce même cadre, la question de la réception des traductions mérite d’être étudiée en vue de déterminer le type de récepteurs de la traduction du texte sacré, leurs motivations, leurs déterminations, leurs horizons d’attente et leurs modes de perception et de compréhension. On ne peut parler de l’esthétique du coran sans parler de ceux à qui il est destiné. Une étude de terrain pourrait conduire à l’établissement des stratégies traductives ciblées à partir du texte et des spécificités particulières du genre coranique. A partir de cette étape seulement on pourrait établir un manifeste d’éthique de la traduction du coran qui bannit toute tendance annexionniste, ethnocentrique ou falsificatrice, mais soucieux de parvenir à la meilleure version possible.